Leïla Sebbar - Mon cher fils
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Mon cher fils
Leïla Sebbar
Editions Elyzad poche
152 pages
Juin 2012
ISBN : 9789973580467
4ème de couverture :
Un vieil homme, ouvrier chez Renault, revient vivre à Alger après trente ans passés dans l'usine-forteresse de Boulogne-Billancourt, l'île Seguin. Il vit seul, dans une petite maison aux volets verts, face à la mer. Il a eu sept filles et un fils dont il est sans nouvelles depuis longtemps et à qui il n'a jamais réussi à parler. Avec la complicité de la jeune Alma, écrivain public à la Grande Poste, il lui écrit, il tente de lui écrire.
Un roman sur les silences de l'histoire, du roman familial dans l'exil, le silence qui sépare un père de son fils.
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Le vieil homme est assis, face à la mer. Alma va jusqu’à la grande Poste à pied, il fait beau.
C’est là qu’ils se retrouvent presque tous les jours. « Elle voit le vieil homme assis. Il l’attend. C’est lui, sa veste bleu de Chine usée, blanche aux coudes, achetée à Barbès chez les Arabes de la Goutte d’Or, les vestes accrochées à la porte, l’étiquette « pas cher » qu’il ne sait pas lire. »
Alma est écrivain public à la Grande Poste et lui, ouvrier chez Renault en retraite, revenu au Pays.
Au fil des jours s’établit un dialogue entre le chibani et la jeune bourgeoise, entre l’illettré et la lettrée. Cette lettre recommencée chaque jour : Mon cher fils, je voudrais tant pouvoir te parler, je voudrais tant te dire tout ce que je n’ai pas su ni pu te dire…..
Chaque jour, Il parle de Tahar. Chaque jour Alma commence sa lettre, pose une question sans avoir l’air, surtout ne pas brusquer le vieil homme. « Il écrit à son fils, le fils préféré, fils unique, il aurait pu ne pas l’aimer, il l’aime »
Chaque jour le vieil homme confie sa vie à Alma, chaque jour la lettre est recommencée, « La même histoire tant de fois répétée et lui, en bleu de Chine, assis sur une vieille chaise en bois en face de la jeune fille qui vient d’arriver… ». Chaque jour les souvenirs affluent, la France, l’usine, l’île Seguin. « L’île Seguin c’était un pays avec le bruit des chaînes et le bruit des langues étrangères, les belles voitures c’était eux les ouvriers, leurs mains avaient fabriqué tout ça, un jour ils auraient les vieilles Renault d‘occasion, bientôt à la casse, comme eux, chibanis abandonnés. »
Le vieil homme raconte ce qu’il n’a pu partager avec son fils, cette vie de labeur au service de Renault, la nuit du 17 octobre 1961. « Mon fils, je n’ai jamais pu lui raconter. Je ne sais pas pourquoi. J’ai tenté plusieurs fois, et il me disait "Ça ne m’intéresse pas, c’est tes histoires et l’Algérie je n’ai pas envie d’en entendre parler, ni la guerre, ni avant la guerre, ni rien.»
Tahar refuse d’écouter son père, ne veut pas savoir ni comprendre : « « Moi, en bleu de travail dans une usine, jamais, tu m’entends jamais, avec un contremaître qui te surveille même…. Plutôt crever…. » Voilà comment mon fils m’a parlé. Depuis ce jour, je n’ai plus mis mon bleu, même pour réparer la mobylette »
Alma écoute le vieil homme raconter sa vie qui rejoint l’histoire des chibanis venus travailler en France, les drames vécus, l’incompréhension grandissante entre les générations, le racisme, l’islamisme qui monte, qui recrute les jeunes désœuvrés pour en faire des « combattants-ennemis ».
La poésie et la nostalgie sont là. Le présent algérien n’est pas tendre avec sa jeunesse sans travail, avec ses femmes. Comme toujours, Leïla Sebbar nous embarque dans son Algérie et nous parle de ces vies solitaires, de l’exil et du retour.
Un très bon moment de lecture, un grand plaisir de retrouver Leïla Sebbar. Toujours le même soin apporté à ce livre par les éditions Elyzad.
Merci . Vous m’aviez offert ce livre il y a quelques
temps déjà et…. Il s’était caché derrière d’autres livres plus épais.
Quelques extraits :
« La vie c’est le présent et vous, et toi, quelle vie, quel présent ? Ce qu’on nous raconte, tu crois que je n’entends pas, dans les livres aussi, avec Hanna, on a lu tous les livres, peut-être pas tous, mais beaucoup, c’est des histoires, qui les écrit ces histoires, qui écrit cette histoire-là ? ».
La jeune fille est assise en face du vieil homme. Elle écrit, elle s’applique. Il suit » « D’une voix basse, il dit « Mon cher fils… ». Elle écrit « Mon chef fils » puis plus rien. L’homme soudain se met à parler avec précaution, son fils, il ne l’a pas vu depuis si longtemps, il lui écrit presque chaque jour, elle peut en témoigner, et il n’entend pas sa voix dans les mots qu’il n’écrit pas, les lettres se perdent, l’avion postal les jette à la mer, l’adresse n’est pas la bonne, son fils est inconnu à cette adresse, il n’en a pas d’autre, il ne veut pas écrire à son fils chez sa femme l’une des filles lirait la lettre, alors quoi comment savoir, son fils où est-il, que fait-il, il ne sait pas qu’il a un père au pays, qui chaque jour, depuis son banc sous la treille, attend le pas du facteur, le facteur à l’âge de son fils, ils se parlent parfois, le facteur s’assoit près de lui, un thé, deux thés et il s’en va »
Alma pense au fils du chibani. Ce monologue, comme une leçon du fils au père. Ces mots qui blessent, la violence de la parole, un flux irrésistible, ressentiment, révolte contre les siens et les autres, la fausse compassion, ce fils qu'elle ne verra pas, elle le voit debout face au père plus grand que lui, la colère de ses yeux bleu-violet, la patience du père, il ne baisse pas les yeux mais le regard écoute le fils sans le regarder. A cette minute où elle imagine le père et son fils luttant contre le silence, elle pense que le fils n'écrira pas à son père parce qu'il vit dans un monde inaccessible au père.
Et vous savez, chez nous, vous les voyez vous aussi, les chinois ouvriers sur les chantiers, les routes et les autoroutes dans tout le pays et nos jeunes ? On dit qu’ils ne sont pas formés qu’ils ne savent pas travailler, les écoles ça existe, l’argent du gaz, du pétrole, des écoles professionnelles, c’est possible, non ? C’est ce que je répète tout le temps. Le pays n’est pas gouverné, mal gouverné, ils gouvernent pour eux pas pour nous. C’est comme ça depuis trop longtemps… Et tous ceux qui sont morts pour un pays libre, le pays est libre, oui mais un pays, une république, c’est une république chez nous, qui oublie les principes de la justice, l’égalité, le travail, l’éducation, la santé, le logement pour tous, hommes et femmes…. Vous avez vu les bidonvilles ? Je marche dans la ville, partout, et ces bidonvilles, cette misère dans un état si riche…. C’est des voyous, voilà ce que je pense, ce que je dis, des voyous nous gouvernent.