Joël Casséus - Crépuscules
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Le décor ? Un lieu battu par le vent, poussière, rien n’y pousse, un désert perdu au milieu de nulle part, survolé par des drones.
Il y a des wagons rouillés occupés par des familles réfugiées
Il y a une usine pas loin
Il y a la guerre dans le pays voisin
Il y a un « champ » de ferraille, bombes, drones tombés, un lieu qui pue la mort
Dans ce décor dépouillé, deux personnes avancent scrutées par le tenancier du dépensier. Des sans-papiers ? Des réfugiés ? Des vétérans ? Un couple, elle est enceinte. C’est sa femme qui le dit, elle a l’œil. Que viennent-ils faire ici ? Ils s’arrêtent auprès d’un homme assis devant un wagon avec deux enfants, des jumeaux. « Les deux hommes s’échangent des paroles, mais elles sont filtrées par l’hostile assonance des lieux. » Cet homme, il a conçu les lieux, leur attribue un wagon qui sera, désormais, leur antre. Je ne peux dire le mot nid tant règne une ambiance d’hostilité, de peur, de la haine. Ce couple avec la femme enceinte, surtout elle, seront le centre du livre, tout tourne autour du ventre rond, entre espoir ténu et désespoir vibrant.
Voilà, tout est installé pour un huis clos en extérieur étouffant malgré le froid et le vent. J’oubliais, il y a aussi, de temps à autre, l’arrivée de camions avec des soldats qui viennent manger au dépensier.
Les personnages sont toujours nommés et définis par leur état, l’homme, la femme, la femme enceinte, le père de mon fils, le tenancier, les jumeaux.
Les nouveaux arrivants ont un statut spécial, lui est un sans-papier et elle une habitante du pays et « ils ne sont pas censés être ensemble »
Rien à quoi s’attacher dans ce campement de wagons, si ce n’est le quotidien, survivre jour après jour. Le père de l’enfant essaie de se projeter dans un futur alors qu’elle se sent acculée, prisonnière de ce campement. Impossible de lui communiquer le dégoût lorsqu’elle regarde leur vie. Le désamour est proche « Oui je m’imagine qu’il me sera possible de le haïr ; Et j’ai soudainement peur de ce que ça va me faire faire. ». Lui, le errant veut se poser pour tenter de fonder sa famille ; elle, avec son enfant dans le ventre, ne peut se projeter dans l’avenir « Peut-être qu’il agissait toujours en fonction de ce qu’il devait faire : guérir cette terre et la fertiliser afin de construire un jardin. Peut-être qu’il enviait mon ventre, il enviait le jardin dans mon ventre. Il veut faire naître un jardin ici, dans cet endroit meurtri par les brumes de la guerre, y ramener la vie…. Je voudrais lui faire prendre conscience comment il était insensé, comment cet endroit allait finir par nous tuer. »
Surtout ne pas s’encombrer de souvenirs « La meilleure chose à faire dans ces situations est de tout simplement observer le souvenir comme si t’observais un caillou ou de la terre. Puisque c’est ainsi qu’ils devraient être : des choses inutiles. »
Comment se réaliser dans un camp de réfugiés où toute la misère se rejoint ? « Je prends conscience que ce qui arrive ici est bien pire qu’une absence. Je veux dire nous vivons au milieu de ce que l’humanité peut produire de pire. Il y a quelque chose de décourageant lorsqu’on vient à fréquenter tous ces réfugiés, c’est de comprendre que l’horreur qu’ils ont connue dans la guerre, ça ne les rend pas plus tendres. Bien au contraire, et je suis incapable de me dire qu’ils ont tort. »
Les enfants, celui à naître, et, surtout les jumeaux qui n’ont connu que cet univers, se promènent entre l’enfance, ce sont encore des gamins, et l’état adulte, ils travaillent et rapporte l’argent que le père se dépêche de transformer en soulographie. Ils sont livrés à eux-mêmes, électrons libres qui pourraient aussi bien devenir bourreaux que victimes. C‘est peut-être ce qui adviendra de l’enfant à naître qui ne signifie même pas espoir pour sa mère
Une dystopie, un conte, où Joël Casséus fait monologuer, soliloquer chacun des huit personnages. Les mots peuvent être durs, denses, tranchants comme la ferraille du champ de la mort, rarement doux. L’atmosphère est lourde oppressante, la violence sous-jacente le désespoir exsude. Les drones-tueurs qui passent au-dessus de leur camp ne sont pas seuls en cause. Certains sombrent dans l’alcoolisme, d’autres dans la violence, certains se haïssent ou finiront par se haïr. Pas d’espoir pour le lendemain. « Nous savons tous que le jour appartient maintenant au crépuscule. ». L’enfant à naître cogne aux parois du ventre maternel comme les réfugiés se cognent aux murs invisibles du camp.
Joël Casséus, avec des mots simples, sans pathos, sans mots grossiers, calmement (apparemment), dit la vie dans cet endroit et l’extrapolation avec ce que les émigrés et autres sans-papiers connaissent dans les camps.
« La journée est grosse de mille crépuscules qui troublent déjà le jour par leur désir d’être, par leur désir de vivre, de tout couvrir de leur rassurant désespoir »
Livre lu et apprécié dans le cadre du grand trip des éditions du Tripode. Une découverte qui impressionne, questionne et fait se gratter les croûtes du mal causé par les hommes
«Les hommes sont comme des enfants, comme des enfants qui ne prennent pas conscience de la conséquence de leurs actes. Des enfants qui n’ont pas conscience qu’il ya toujours quelqu’un derrière eux qui ramassent le désordre et la souffrance qu’ils ne cessent de créer. »
Petit plus, le carnet de créations joint au livre avec l’entretien de Julie Eple et Joël Casséus et belle couverture.
Superbe lecture, coup de poing dans l’estomac.
Livre n°80