Céline Zufferey - Sauver les meubles
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Céline Zufferey
Editions Gallimard
Mai 2017
240 pages
ISBN : 9782072730382
4ème de couverture :
Photographe aux ambitions artistiques déçues, le narrateur est engagé par une entreprise de meubles pour réaliser des photos de catalogue. Humilié d’être obligé de mettre son talent au service de la consommation de masse, il cherche en vain du répit dans la compagnie de Nathalie, qui pose dans les décors qu’il photographie, ou dans celle d’un autre modèle, une fillette surnommée Miss KitKat, chaperonnée par son horrible mère. Il va se laisser tenter par la voie de la transgression quand un collègue lui proposera de participer au lancement d’un site pornographique à prétentions esthétiques...
Sauver les meubles est un roman de la solitude contemporaine. Le ton caustique du récit, souvent très cru et plein d’humour, décrit notre univers fait de faux-semblants, de clichés, de fantasmes. Dans un tel monde, est-il encore possible d’être libre?
L’auteur (site de l’éditeur)
Céline Zufferey est diplômée de la Haute Ecole des Arts de Berne en création littéraire. « Sauver les meubles » est son premier roman.
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Comment ça, vous n’êtes pas heureux d’intégrer une « super équipe » ? Je vous comprends, être artiste-photographe et devoir, pour survivre, vivre, mettre du beurre dans les épinards ou dans les nouilles (cela dépend de vos goûts) d’être photographe dans une grosse boite de mobilier, genre scandinave n’a rien de pénétrant. Votre rôle ? Vous mettre là où Assistant le dit, appuyer sur le déclencheur. Vous ne vous occupez même pas de la postproduction. Votre image arrive sur l’ordinateur « Bien. C’est lisible, efficace. » Les autres photos que vous avez cadrées vous-même pour faire plus chaleureux, plus artistiques sont qualifiées de marrantes et… Direction l’icône et la corbeille. On ne vous demande pas de l’esthétique, mais du papier glacé avec une famille heureuse, sans ride ni engueulade
Il faudra vous y faire, vous devez payer votre studio et la maison de retraite de votre père.
Heureusement, l’amour guette et arrive sous les traits de Nathalie, mannequin pour mettre les meubles en valeur. Vous voici en ménage. Tout va bien au début, mais vous avez peur d’aller plus loin…
Votre pote Christophe, celui qui inflige, au sous-sol, les pires dommages au mobilier pour tester leur solidité, a une idée géniale : créer un site porno « Valley of dolls ». Un site payant. « C’est ça l’amitié, faire du porno ensemble ? C’est toujours mieux qu’une initiation à la pêche ou un week-end à Las Vegas »… Vous êtes partis dans vos délires réalistes et lorsque vous rentrez à l’appartement, Nathalie vous accueille fraîchement. Pensez, votre première soirée entre potes. Vous aimeriez lui expliquer le projet, votre enthousiasme, mais « T’as vu l’heure ? Tu m’expliqueras demain. » Cela veut dire pas envie d’écouter vos élucubrations de mecs ivres.
Maintenant, vous avez deux vies. L’une au grand jour à photographier le mobilier et l’autre à mitrailler des couples, voire plus, en pleine action sexuelle. Vous prenez votre pied, vous vous sentez pousser des ailes car libre, on vous fait confiance… Cela marche, le site connait un certain succès, mais, comme toujours, il faudrait aller plus loin, s’accrocher à autre chose que ce qu’il veut faire en photo. Beaucoup plus difficile de se coltiner avec les humains qu’avec les sites de rencontre virtuelle que vous affectionnez.
Votre père, sans qu’il soit présent, joue de rôle de votre conscience, de vous bousculer,
« -Il faut toujours qu’on vienne te chercher.
- Non.
- Que Nathalie t’accule pour que tu craches le morceau. Que Christophe te bouscule pour que tu recommences la photo.
Nathalie, je l’ai imaginée à coups d’attente et de désir. La vraie, elle range les verres au-- dessus du lavabo et s’abrite sous une couverture.
- Tu en fais tout un monde, de cette couverture, ce n’est qu’un détail.
Non, les objets nous dévoilent, les meubles ne cachent rien. Notre canapé révèle nos ambitions, les chaises de cuisine nos espoirs, la bibliothèque, nos peurs. Si l& personnalité est une photo, l’appartement en est le négatif.
Nathalie c’est la tasse et sous-tasse de même couleur, c’est l’armoire à rangement, c’est la chaise droite, le mug « I love NY », le portemanteau dans l’entrée.
- Et toi ?
Je suis le verre ébréché, le tiroir qui ferme mal, le bol à cochonneries, la poignée où on accroche les vestes. »
Vous voudriez tellement photographier le désordre, vivre hors des clous, mais cela ne se peut pas, cela ne peut pas !
Elle :
« Elle est la tasse blanche produite en série.
Elle est l’ampoule économique.
Elle est le tableau déjà encadre.
Le pot de moutarde utilisé comme verre.
L’accessoire fonctionnel.
La collection « Back to basics ».
Le textile indémodable.
Le meuble passe-partout. »
Lui :
« Je suis le lavabo qui fuit.
Le frigo qui ronfle.
Je suis la chaise branlante.
La tâche qu’on n’arrive plus à ravoir.
La plante qu’on n’arrose plus.
Le bibelot qui prend la poussière.
Les plaques indécrassables.
Le tiroir qui grince. »
Un livre jubilatoire, caustique, désabusé, où les règles sont transgressées. Que ce soit en photographiant des salons ou des ébats sexuels, les corps sont là pour susciter le désir, le plaisir. Regarder la vie à travers un objectif met de la distance entre le réel et le photographe. Et toujours cette maudite solitude que la voix intérieure du narrateur met en relief.
Un premier roman dont le ton m’a beaucoup plu.
Lu dans le cadre des 68 premières fois.

