Eric Fottorino - Suite à un accident grave de voyageur
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Suite à un accident grave de voyageur
Eric Fottorino
Editions Gallimard
Février 2013
64 pages
ISBN : 9782070140640
4ème de couverture :
«En septembre 2012, à quelques jours de distance, trois personnes se sont jetées sur les voies du RER, derrière chez moi, dans les Yvelines. Un vieillard, une mère de famille, un homme qui n’a pu être identifié. À la violence de leur mort a répondu le silence. Il ne s'est rien passé. Nul n’a désigné la souffrance par son nom. Une voix neutre a seulement résonné dans les haut-parleurs de la gare : "Suite à un accident grave de voyageur…" Nos vies ont pris un peu de retard. À cause de trois détresses qui n’ont jamais existé.»
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Dans ce petit livre, Eric Fottorino, usager habituel du RER essaie de comprendre non pas pourquoi des personnes désespérées se sont jetées sous les trains, mais ce que les usagers eux-mêmes pouvaient en penser.
Sa propre fille a vu un tel suicide (j’avais écrit acte, comme quoi, il est difficile de taper le mot suicide). Un homme s’est laissé tomber du quai. Il a su prendre le temps de la faire parler pour évacuer le drame. Mais qu’en est-il du voyageur lambda qui rouspète en entendant cette phrase froide « Suite à un accident grave de voyageur… »
Le journal local n’en fait que peu de cas, pas plus que les infos régionales. Eric Fottorino, journaliste réputé, se pose des questions et enquête. En premier lieu, cette impression que les gens ne veulent pas entendre parler de ce qui les a retardés. Ces questions gênent.
« Où sont les mots ? Puisque rien n’est dit de ces drames, puisque le silence recouvre la violence, puisque la peur est un censeur puissant. » Les mots, il les trouve sur la toile. Ce qu’il découvre ? Une animosité contre les victimes, enfin les suicidés. Et oui, les utilisateurs seront en retard qui à son travail, qui à son rendez-vous, qui à son examen… « Ils sont prêts à voir le train rouler sur les reste du mort puisque, précisément, il est mort. » Pas facile, ensuite, de regarder en face ses voisins de wagon ! Il s’agit d’un défouloir qui, à mon humble avis, va beaucoup plus loin que « l’accident grave de voyageur ». Ils ont déversé leur haine de cet entassement, leurs matins mal réveillés, leur cynisme de mal dans leur peau …. « Ils feraient mieux de récupérer rapidement les morceaux dans un seau plutôt que laisser le corps en évidence : gain de temps pour tout le monde. De toute façon, autopsie ou non, un mort reste un mort. ». Ces phrases dures sont contrebalancées par des réponses ou pointe l'écœurement « Tout ce que je souhaite à ces personnes qui veulent qu’on continue à rouler sur le corps car il est mort donc on s’en fout, c’st qu’un jour on ne leur annonce pas que la personne sur qui leur trin vient de passer est un membre de leur famille. » et l’humanité « J’ai vu sa basket grise et je me suis dit... c’est certainement un jeune. Depuis, j’en parle autour de moi. J’ai l’impression que les gens qui n’ont rien vu s’en moquent. »
Voilà, les cyniques n’ont rien vu. Quel sera leur comportement un fois que… ? L’abstraction permet le cynisme, ne serait-ce que pour écarter cette peur de, justement, rouler dessus, la peur de la mort, la peur d’être capable de sauter le pas.
En effet, Fottorino rapporte un autre « incident de voyageur » mais heureux, puisqu’une jeune femme a accouché dans un wagon. Là, les gens sont descendus et ont attendu l’heureux évènement.
Eric Fottorino se pose une question un brin dérangeante : « Combien de fois ai-je moi-même pesté à l’annonce d’un retard dû à un « accident de personne » ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions. » Oui, cela est certainement arrivé à pesque tous ceux qui prennent quotidiennement le RER. Ne prenant que très très rarement ce moyen de locomotion, je saurai ce que signifie cette annonce.
« Je voudrais, comme l’écrivait Ernst Jünger dans ses journaux de guerre, « parler aux vivants comme s’ils étaient morts, et parler au morts comme s’ils étaient vivants ». Je voudrais que tous m’entendent. » Vous clôturez votre questionnement pas ces phrases. Je crains que cela ne demeure un vœu pieu.
"Taire m’est apparu comme le verbe auxiliaire de tuer". Cette petite phrase mériterait à elle seule une discussion.
Dans ce petit livre, Eric Fottorino s’interroge, nous interroge sur notre indifférence. Surtout, pendant ce temps suspendu du transport, se fermer aux autres, subir leur présence rapprochée, trop rapprochée, mettre le masque, se protéger de l’angoisse des autres pour ne pas faire sortir sa propre angoisse. Un questionnement percutant sur la façon dont nous abordons cette détresse. Un ultime hommage a ces désespérés qui « osent » faire s’arrêter le trafic ferroviaire par leur geste.
Nos vies ont pris un peu de retard. A cause de trois détresses qui n’ont jamais existé.
A l’arrivée d’une nouvelle rame, l’annonce reprenait : « Suite à un accident grave… » Elle s’immisçait en moi, irréelle. Un évènement banal s’était produit aux conséquences purement matérielles. Je ne reconnaissais rien d’humain dans ces paroles désincarnées. Elles composaient un chef-d’œuvre d’évitement.
Taire m’est apparu comme le verbe auxiliaire de tuer.
Sommes-nous vraiment nous-mêmes dans ces migrations quotidiennes, secoués, tassés, comprimés, embarqués, débarqués, sans cesse retardés, assaillis par la laideur des choses, subissant les arrêts inexpliqués, les attentes interminables, pertes et fracas ?
Nous formons une galerie de masques. La fatigue est notre maquillage. La lassitude est notre habitude. Nous avançons dissimulés. Masques pour ne pas voir. Masques pour ne rien connaître de la misère de l’autre, de sa souffrance, de son désarroi silencieux. Masques craquelés par la sécheresse de nos sentiments.