Enrique Serpa - Conrebande
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Enrique Serpa
Traduction Claude Fell
336 pages
Août 2009
ISBN 978-2-84304-487-8
4ème de couverture :
« Années vingt à La Havane. Le poisson se fait rare. Les marins et leurs familles crient famine. Le narrateur, propriétaire de la goélette La Buena Ventura, reste amarré à ses regrets. Un tantinet pleutre mais superbement attachant, il se lamente, vomit ses semblables et leurs passions sordides – mauvais alcools, jeux d’argent, prostituées usées. Il traîne son désarroi, nous offre des pages effervescentes sur un port à l’agonie, sur ces hommes et ces femmes à la dérive, épaves parmi les bateaux à quai. Il se laisse emporter dans des rêves de fortune par un capitaine âpre au métier, appelé Requin. Bientôt, le patron de La Buena Ventura vendra son âme au diable, à ce Requin des bas-fonds, pour le meilleur et le pire. »
Martine Laval, Télérama
L’auteur :
« Vous êtes le meilleur romancier d’Amérique latine, et vous devez tout abandonner pour écrire des romans » disait Ernest Hemingway à Enrique Serpa à qui il reprochait de consacrer trop de temps à son activité de journaliste. Quant à Eduardo Manet, qui a accepté de préfacer la traduction de Contrebande, il place sans hésiter Serpa aux côtés des plus grands, Carpentier, Faulkner ou… Hemingway.
Enrique Serpa (1900-1968) a été traduit pour la première fois en français chez Zulma en 2009.
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Il aura fallu 71 ans pour que ce roman traverse l’Atlantique et soit traduit et publié en France. Lorsque l’on lit l’éloge d’Hemingway, on ne peut que dire merci aux éditions Zulma de l’avoir publié.
Nous sommes dans les années 1920 à Cuba. Les Etats-Unis saignent le pays à blanc ; la peur, la pauvreté, la peur de la pauvreté, une inégalité sans pitié règnent. Enrique Serpa déroule la trame de son histoire comme un roman noir. L’intrigue se situe dans les bas-fonds de La Havane où se côtoient prostituées, pêcheurs, arnaqueurs, joueurs, marins en escale ou pas, tous ivrognes ou peu s’en faut.
L’Amiral, patron de la Buena Ventura, fils de bonne famille, abruti par dix années « de rhum et de lupanar » n’a plus un radis et succombe aux sirènes de la contrebande avec son capitaine, le bien-nommé « Requin ». Deux personnages viscéralement opposés : la veulerie de l’Amiral versus la dureté du Requin.
Enrique Serpa décrit de façon magistrale l’Amiral. Les scènes d’hallucination alcooliques, ses atermoiements sont très visuels. Enrique Serpa écrit comme un peintre peint ses tableaux. Sa palette est multicolore, sensuelle, violente, réaliste, poétique avec, en toile de fond, les prémices de la révolution.
Un livre fort au foisonnement réaliste avec des trilles poétiques, un texte âpre, une écriture superbe qui n’est pas sans rappeler les auteurs haïtiens Lyonel Trouillet et Jacques Roumain.
Un coup de cœur
Une femme qui en passant m’a offert le rythme de ses hanches. Et le rythme de ses hanches est comme celui d’une vague qui se lève sur la mer et qui oblige à s’incliner pour la voir.
Bien sûr que je vous crois. Vous n’avez pas besoin de me le jurer. C’est que j’en connais un rayon sur la pêche ! Il y a deux sortes d’appâts pour les hommes. Les uns mordent à la femme et les autres à l’argent. La débauche ou l’appât du gain ; y a rien d’autre. Et pour vous, les deux sont bons, quel que soit l’appât qu’on vous présente, vous mordez.
La fille haussa les épaules dans un geste de dérision qui équivalait à un crachat. Je l’aurais volontiers giflé pour lui faire ravaler le sourire moqueur et irritant qui lui entrouvrait les lèvres. Mais je restais près d’elle, incapable du moindre effort de volonté nécessaire pour m’en éloigner.
Une vague de dégoût, d’ennui, d’angoisse, de honte et, en même temps, de pitié pour ma compagne, me submergea. La gemme, sur le dos, les jambes repliées, les genoux relevés, ouverte au mâle, ressemblait à une monstrueuse grenouille, une grenouille livide et en chaleur.
Je me relevai, écœuré et abattu, les membres plombés par une lassitude indescriptible. Un ennui mortel et une fatigue écrasante planaient au-dessus de moi, m’asphyxiant. Je me repentais trop tard, d’avoir succombé à la tentation du sexe, infâme et stérile. J’avais éprouvé un plaisir médiocre, presque nul. Et en échange je devais supporter à présent la désillusion et l’angoisse comme un mal inévitable.
En plantant ses crocs dans leurs chairs, la faim leur a appris aussi l’horreur de la misère, non pas la misère abstraite et littéraire, mais la misère concrétisée par l’absence d’un morceau de pain, par une fringale réelle et effective. Ils savent par expérience qu’un sou de plaisir n’équivaut pas, et de loin, à un sou de besoin. Par ailleurs, ils ont conscience qu’aujourd’hui comme hier et comme demain, ils n’auront rien d’autre que le fruit de leur travail. C’est pourquoi un rien les comble et ils sont prêts à se passer du superflu. Ils sont prodigues par solidarité humaine, comme les petits-enfants des puissants le sont par vice.
Quand j’arrivai sur la Buena Ventura, c’était l’aurore. Un large bandeau où se mêlaient le mercure, le mauve, le lilas et le cuivre délavé annonçait l’imminence du soleil.
Les pauvres sont les mêmes partout. Et qu’est-ce qu’on peut y faire ?