Lucas Menget - Lettres de Bagdad
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Carnet de route
Lucas Menget
23 août 2013
ISBN : 978-2-36280-039-9
4ème de couverture :
Nous attaquons une deuxième nuit de montage, pour tenter, avec quelques reportages, de montrer à quoi ressemble l’Irak. La tâche est impossible.
Il faudrait dire à la fois la complexité et l’attachement. Le drame et les rires. Les chiites, les sunnites, les chrétiens, les fous et les moins fous. Les suicidaires et les visionnaires. Les réalistes et les perdus. Le sable et le pétrole. La bêtise de quelques illuminés de Washington, et la naïveté de leurs successeurs. Les rêves des Irakiens, quand la parole fut libre pour quelques mois. Les désillusions, maintenant que les mots sont de nouveau chuchotés.
Mes reportages ne peuvent pas montrer cela. Ils ne peuvent guère non plus montrer l’absurde et l’horreur. Encore moins le mélange des deux. Mais ces lettres peut-être ?
Ces confidences pudiques d’un correspondant de guerre racontent l’envers des images et des informations qui scandent nos journaux télévisés. À petites touches, au jour le jour, l’auteur nous fait partager sa connaissance intime de la situation irakienne et cette forme de vie très particulière qui est la sienne, au cœur du réacteur de l’histoire.
L’auteur (source Editions Thierry Marchaise)
Lucas Menget, né en 1974, ancien journaliste à RFI, grand reporter à Complément d’enquête et Envoyé spécial sur France 2, puis à France 24, est depuis 2012 rédacteur en chef à la chaîne d'information i>Télé.
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Livre lu dans le cadre organisé par
. Je remercie les
pour ce superbe livre dont j’ai apprécié la couverture.
Lucas Menget écrit le quotidien des correspondants de guerre, le quotidien de la guerre.
Les directs sont parfois précédés d’attentats « On parle de politique, avant le premier direct. BAOUM ! Une bombe pas loin. Bilan, cinq morts et dix-sept blessés. Une voiture piégée. Et Muthanna : « Oui, mais il y en a vraiment de moins en moins, ça ne réveille plus la nuit. »
Le balai des puissants 4x4 lancés à grande vitesse pour éviter les snippers, les barrages de police surveillés par de vrais ou faux policiers, les rendez-vous annulés, ou reportés…. Lucas Menget essaie de nous faire comprendre la guerre de l’intérieur en décrivant les atrocités quotidiennes. Les factions, hier ennemies des américains, font allégeances mais peuvent changer de camp sans remords du jour au lendemain après avoir empoché armes, uniformes et dollars. Le seul mot d’ordre commun : les américains doivent partir.
Les détails cocasses, la dérision allègent tout en soulignant le côté ubuesque ; comme ce plongeon dans la piscine de l’hôtel ou les fautes de vocabulaire de Lucas « Louca, tu n’arrêtes pas de te tromper. Même avec le ministre. Tu confonds Al-Sahwa et Al-Shawa. Al-Sahwa, c’est le réveil ; mais tu dis Al-Shawa, et ça c’est l’orgasme d’une femme ».
Les GI’s vont partir mais le conflit n’est pas réglé. Les sunnites et les chiites se déchirent encore et toujours ; les « amis » saoudiens ou iraniens tirent les ficelles, comme dans d’autres pays moyen-orientaux.
Le style journalistique souligne l’atrocité de cette guerre. Il souligne également cette d’addiction qui semble prendre certains journalistes ou belligérants.
Lucas Menget écrit : « J’espère néanmoins que ces lettres réussiront à faire toucher du doigt cette folie collective, voire à en transmettre, ici ou là, quelque chose d’essentiel. J’espère aussi, qu’elles laissent transparaître à que point j’étais, et reste, attaché à ce pays et à ses habitants ». Oui, vous m’avez permis de ne pas en rester aux images des journaux télévisés, oui j’ai ressenti votre amour pour ce pays dévasté et ses habitants.
Un livre à lire et à faire lire à beaucoup. Ce très bon livre va voyager vers mes amis.
Quelques extraits :
En 2006, Muthanna Ibrahim Ahmed est devenu fixer. Et il l'est resté. Autodidacte, sûr de lui, parfois têtu, mais d'un courage exemplaire et d'une patience infinie
Ils sont journalistes et irakiens. Ils travaillent pour la chaîne Al-Sumaria. Ils ont été kidnappés à la sortie d'une interview en février 2006. En dix-neuf mois, il n'y a eu aucune demande de rançon, aucune revendication
Journaliste et irakien, c’est l’un des pires métiers du monde
Dans tous les e-mails que je reçois, on me demande s’il y a une vie « normale » à Bagdad. La réponse est non, sauf si on place la normalité à deux voitures piégées par jour, et vingt personnes à la morgue le soir. Et si on considère qu’une ville striée de murs en béton est normale. Des murs ethniques, qui cloisonnent, séparent, trahissent. Qui veulent empêcher les attentats mais qui attisent la haine.
Hussein a douze ans. Je suis allé faire un reportage sur lui. Son père a été tué il y a deux ans et demi, en sortant d’une mosquée. Avec sa mère, il est réfugié à l’autre bout de Bagdad, chez un oncle. Sa vie est normale, il va à l’école tous les matins. Il raconte : « Sur le chemin de l’école, je mets ma main sur mon coeur pour me protéger. Au retour, je remets ma main sur mon cœur ». Toute la journée, sa mère se demande s’il va rentrer. Normal.
Bagdad est éventrée. Les canalisations sont rompues. Les rats courent sur les trottoirs. Les ordures débordent. Mais qui s’en soucie ? Pas le temps. La guerre prend tout : le courage, les hommes, l’initiative, l’envie. Dès qu’ils le peuvent, les gens dorment » dit Muthanna. Pour oublier, se réfugier, rêver.
« Dégager, interdit de filmer ». Il ne faut pas que l’on sache que Bagdad vit dans les murs
Peut-être… peut-être que certains pilotes, certains miliciens, à force de se tuer, en ont oublié que l’écriture a été inventée ici. Sur les rives du Tigre et de l’Euphrate. A Ur, Ninive, Babylone, des hommes, les premiers, se sont dit qu’il fallait laisser une trace des conversations, du commerce, des comptes. Ici, l’on se faisait la guerre en s’écrivant des lettres. Sur des tablettes en argile, avec un poinçon. C’était le cunéiforme. Et c’était la civilisation.
Ce matin. Dix heures. Une femme kamikase fait exploser sa veste à Khan Bani Saad, un village chiite dans une zone sunnite, près de Baqouba, au nord-est de Bagdad. Huit morts. Une dizaine de blessés. C’est précisément dans ce coin qu’Américains et Irakiens ont lancé l’opération Phantom Phoenix. Dans l’espoir de déloger les miliciens d’Al-Qaïda qui s’y sont retranchés depuis plusieurs mois.
Pour beaucoup, il s’agissait juste de changer de camp : mathématiquement, les rangs d’Al-Qaïda se sont dégarnis au profit d’Al-Sahwa. Sauf que tout peut basculer de nouveau. Et personne ne s’en cache. Il suffit de rechanger de camp… avec cette fois des armes neuves et des dollars plein les poches.
Demain, ce carnet de route s’arrête. Parce que nous partons (si la tempête le permet). Mais aussi parce que les mots sont plus absurdes encore que la situation qu’ils tentent de décrire.